Grève : la pensée de droite au piquet

Vous avez raté le "traîtement médiatique" des grèves des cheminots et des blocages étudiants ? Pauvre de vous ! Quel spectacle... Le journaliste s'est lâché, il s'est offert un véritable défonçage gore des "privilégiés" qui font la grève, il a explosé tous les records de violence et a enfin pu lapider médiatiquement les "preneurs d'otage", et putain ça lui a fait du bien !

Lâchage intégral, donc, pour les journaleux ; lynchage intégral pour les grévistes, par conséquent : Jean-Pierre Pernaud, Jean-Marc Morandini, Jean-Pierre Elkabbach (cliquez, cliquez ! Découvrez le beau visage de la France journalistique qui travaille)... Sans parler de la présentatrice de LCI (où tous les "télés(p)ectateurs" interrogés bourrinaient la gueule de Maryse Dumas (CGT) et encensaient "l'équité de la réforme", promue par Jacques Marseille, l'ancien tiers-mondiste devenu sarko-historien de la fin de l'Histoire néolibérale).

Même Christine Bravo, brave chroniqueuse insignifiante sur France 2, hurlait à la représentante des étudiants "Mais est-ce que c'est DEMOCRATIQUE d'empêcher les gens qui veulent bosser de bosser ?". Réponse timide de la jeune vierge : "C'est un faux débat...". Hurlement de Bravo : "Mais REPONDS-MOI, est-ce que c'est DEMOCRATIQUE ?". Bafouillements, évidemment.

Nous, à Sabotage, on aurait suggeré cette réponse : "Non, c'est pas démocratique. La logique de mouvement social n'est pas une logique de démocratie participative. C'est une logique de rapport de force. Point barre." De quoi assécher le gosier furibard de l'intellectuelle Christine Bravo...

N'oublions pas non plus le héraut masqué des luttes néolibérales : Jean-Michel Aphatie. Un pinochetiste échevelé derrière une bouille de méridional débonnaire... L'analyse d'Aphatie, très souvent, consiste en un culturalisme français, sur le mode "En France on est comme ça", "Nous sommes le pays de la grève et des conflits", "Cocorico, nous nous prenons pour les maîtres du monde", etc. Une sorte de raillerie permanente contre les "prétentions françaises", la "culture française" antimondialiste et soviétisante.

Cet idéologème culturaliste, essentiellement fallacieux (postuler une "culture française" de la grève et du conflit revient à essentialiser, voire à génétiser des comportements socialement construits, à unifier sous la férule d'un signifiant-maître des multitudes de comportements éclatés et différenciés, etc., etc.) a une origine bien précise. La sociologie libérale française des années 1980, en la personne de Michel Crozier.

Lisons ensemble les joyeux titres de la bibliographie de Crozier : "Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963" ; "La Société bloquée, Paris, Le Seuil, 1971" ; "On ne change pas la société par décret, Paris, Fayard, 1979", etc., le reste est à l'avenant. L'idée de Crozier : il y a une "culture française", essentiellement bureaucratique, qui bloque la société. "En France", les choses se passent par le conflit, c'est une spécificité, c'est dans nos gènes.

Aphatie ne fait que reprendre cette vision vieillotte et sociologiquement disqualifiée, sans s'en rendre compte, bien évidemment - inculture oblige.

Or, l'image de la France comme ultime Corée du Nord au coeur de l'Europe, comme pays de la Grève et du conflit social, comme bastion des syndicats staliniens paralysants s'effrite un peu plus : "Le mythe d'un pays gréviste" est totalement déconstruit dans cet article de Libération (source). Et avec ce texte, c'est tout un pan mobilisateur de la pensée de droite qui s'effondre...

"La France serait une nation «grévicultrice» : le pays du «droit de paralyser» (le Figaro, 17 février 2004), qui préfère la «guerre sociale aux compromis» (le Monde, 26 mai 2003) et souffre d’une «forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens» (Christine Ockrent, les Grands Patrons, 1998) car «nul autre pays occidental ne se comporte ainsi» (l’Express, 5 juin 2003). Un bref rappel de la réalité historique et statistique de ce phénomène n’est donc pas sans intérêt.

Premier élément du mythe, la France serait un pays de grévistes. Le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900 000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics spécifiques (1982, 1995, 2001), l’ampleur et la fréquence des mouvements sociaux ne cessent de diminuer alors même que la population active ne cesse d’augmenter. La fonction publique se substitue par ailleurs progressivement aux salariés privés dans le cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de journées grevées étaient comptabilisées dans le secteur privé, pour 200 000 seulement dans le secteur public. En 2005, 224 000 dans le privé pour 1 million dans le public. La part du public dans les mouvements sociaux est passée de 3 % dans les années 70 à 30 % à la fin des années 80 puis à 60 % à compter du milieu des années 90.

[...] Dans le secteur privé, les 224 000 journées de grève en 2005 représentent, à l’aune d’une population active de 16 millions de salariés, 0,01 journée par salarié et par an. Sur une carrière professionnelle de quarante années, un salarié français fera donc grève moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de quatre jours. Des chiffres à comparer avec les trente-trois millions de journées non travaillées pour cause de maladie en 2005. La grève apparaît cent quarante-sept fois moins pénalisante pour notre économie que les arrêts maladies. La réalité est donc fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.

Second élément du mythe, la France recourrait davantage à la grève que ses voisins. Sur la période 1970-1990, la France est onzième sur les dix-huit pays les plus industrialisés en termes de journées non travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée grevée par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins que le Royaume-Uni (septième), 1,6 fois moins que les Etats-Unis (huitième). Sur la période récente (1990-2005), la France demeure onzième sur dix-huit, avec une conflictualité qui s’est effondrée (0,03 journée de grève par salarié et par an) et demeure toujours inférieure à la moyenne (0,04 journée grevée). Les modèles nordiques – réputés en France pour la qualité du dialogue social qui y régnerait – se situent en tête du classement : le Danemark est premier, la Norvège quatrième et la Finlande septième. Ainsi la «flexsécurité», tant vantée par les dirigeants français, semble caractérisée par un niveau de conflictualité nettement plus important. Un paradoxe qui ne semble pas intéresser les défenseurs de son introduction progressive dans notre pays. La France, en dessous de la moyenne des pays industrialisés, n’est certainement pas le berceau de la «gréviculture» décriée par nos médias et nombre de nos politiques.

Troisième élément du mythe, les grèves françaises se caractériseraient par des journées nationales destinées à paralyser l’activité économique. Sur la période 1970-1990, les conflits localisés représentaient 51,2 % des journées non travaillées pour fait de grève, loin devant les 34,9 % de conflits généralisés (propres à une profession) et les 13,9 % de journées nationales d’action. Sur la période plus récente (1990-2005), les conflits localisés représentent 85 % des grèves, pour 14 % de conflits généralisés et seulement 1 % de journées nationales ! La France est treizième sur dix-huit en termes de mobilisation des grévistes. Que pouvons-nous en conclure ? Pays le plus faiblement syndicalisé de l’Union européenne, marqué par un taux de chômage élevé et une hostilité croissante des médias à l’égard des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de grévistes. [...]"

Ce texte qui délabre violemment les impensés droitiers est signé François Doutriaux, enseignant en droit privé. Il est sacré Saboteur du jour. Les hystéries et lynchages médiatiques et droitiers contre les grèves sont tout simplement une façon de construire (et de fantasmer) un prétendu soviétisme français pour mieux pouvoir équarrir l'Etat social. C'est le même procédé qui est à l'origine de bien des fabulations droitières : le fantôme de la dette publique, ou encore le mythe du trou de la sécu. Autant d'idées-forces, fausses, qui structurent la pensée de droite et l'autorisent aujourd'hui à concentrer tous les pouvoirs...

On aurait pu penser que le rôle des journalistes serait, précisément, de déminer ces préjugés et ces mensonges. Las, ils s'en donnent à coeur joie pour les renforcer et les sédimenter comme autant de manifestations d'un "bon sens" populaire.

Saboter ces mythes, voilà notre viatique... Et en attendant, grève illimitée !

10 commentaires:

Shifted a dit…

Les deux/trois crétins qui bloquent ma fac sont quand même de gros demeurés. Si ça ne doit pas être démocratique, alors qu'eux-même fassent cesser le débat sur ce sujet et en aient assez dans les fouilles pour y aller offensivement, sinon l'effet risque d'être assez nul... Je veux dire, dans toutes les facs bloquées, des pseudo-votes ont été organisés (enfin, je crois), personnellement c'est ce côté gentillet, bien-pensant et surtout pas hors-la-loi qui me tape sur les nerfs. Non, vraiment, mes bloqueurs à moi sont parfaitement débiles et dignes de se prendre leurs pancartes à messages creux dans le quiou.

Il ne faudrait pas trop fanstasmer cette espèce de fausse rébellion dont ils font preuve...

Bref, à part ça, je me trompe peut-être, mais comparer l'effet qu'ont les jours chômés en raison de maladie avec celui des grèves, est-ce que ce n'est pas un abus et une petite tentative de manipulation de la part du journaliste? Parce qu'il me semble que pour bien comparer, il faudrait que les grèves soient dispersées sur l'année, et de façon individuelle (ce qui pourrait être rigolo)... J'imagine qu'un absenteïsme massif et ponctuel a tout de même un impact important, même comparé à celui beaucoup plus disparate des congés maladies etc. Non?

A part ça, moi qui marchais allègrement dans le rebattage d'oreilles des médias à propos de la France, "pays de grévistes", si ces chiffres sont exacts et correctement analysés, je tombe de haut, et je dis tant mieux, ça veut dire que notre spectre d'actions, l'échelle des mouvements organisés est encore plus large que ce que beaucoup envisageaient... Pour la peine, je pense que je vais laisser un lien sur le site des ahuris de ma fac, youhou \o/

Sabotage a dit…

"Les deux/trois crétins qui bloquent ma fac sont quand même de gros demeurés."

Es-tu sûre qu'ils sont deux/trois ?

"Bref, à part ça, je me trompe peut-être, mais comparer l'effet qu'ont les jours chômés en raison de maladie avec celui des grèves, est-ce que ce n'est pas un abus et une petite tentative de manipulation de la part du journaliste?"

S'il s'agit de mesurer les causes de l'absentéisme, il ne paraît pas manipulateur de constater qu'il est plus dû aux congés maladie qu'aux grèves.

Donc, si nous avons bien compris, tu voudrais doubler tes bloqueurs par la gauche (sont trop démocrates pour toi ?)?

Shifted a dit…

Non, ils ne sont pas deux/trois:ils étaient 60 lorsque le blocage a été voté une première fois, et lors de la dernière grande AG, il y a eu 310 votes contre le blocage et 301 pour...

... Et une soixantaine de personnes restant de façon effective pour l'AG suivante visant à organiser les mouvements (dont une vingtaine anti-blocage mais pour une autre forme d'action plus incisive, qui se sont fait virer de la salle à grands renforts de sifflets et de cris indignés, malgré le mot d'ordre de la réunion [mobilisation générale; organisons des trucs pr agir en dépit du déblocage voté]).

Et trente lors de la dernière AG de vendredi (AG de 36 personnes; 3 votes ont été faits avant que la décision de bloquer ne passe) qui a revoté le blocage. Et parmi eux, dix déterminés à assurer ce blocage lundi. Donc, haha, j'ai - un peu - exagéré.

Je commence (mais un tout petit peu) à me demander si dans les circonstances actuelles, le blocage est une si mauvaise idée que ça, mais dans les faits, l'espèce de communauté fermée qui essaye de s'en charger à ma fac en s'y prenant comme des gros manches me fait pas mal honte.

"S'il s'agit de mesurer les causes de l'absentéisme, il ne paraît pas manipulateur de constater qu'il est plus dû aux congés maladie qu'aux grèves."

Je parlais plutôt des conséquences, de l'impact de ces absences, qui il me semble sont exagérées, mais il est possible que je vois le mal là où il n'y en a pas. (et surtout faudrait que je relise l'article.)

"Donc, si nous avons bien compris, tu voudrais doubler tes bloqueurs par la gauche (sont trop démocrates pour toi ?)?"

J'ai pas compris. T-T

... Ah, attendez, si: ils ne sont pas démocrates, ils sont hypocrites, ils font des mises en scène de votes démocratiques, et même si les anti-bloqueurs qui s'entêtent à répéter "bouuuh mais c'est anti-démocratique!!" me tapent sur les nerfs, je dois reconnaître qu'ils n'ont pas tort. Avant-hier, une amie bloqueuse me disait que le blocage tirait sa force de l'opposition qu'il provoquait chez les étudiants, ceux désirant aller en cours faisant même appel par lettres et autres renvendications à Sarko qui de ce fait, se trouverait coincé et forcé d'agir. Je ne suis pas convaincue, mais toujours est-il qu'elle n'est pas la seule à voir les choses de cette façon. Quand aux autres, ils estiment, comme ils l'ont eux-même dit, être là pour forcer malgré eux les gens trop stupides pour se rendre compte du danger qu'ils encourent par eux-même hors de leur propre connerie. Tandis que certains regrettaient avoir, lors de la tribune et des débats organisés avec des temps de paroles à tour de rôle, laissé s'exprimer un prof "anti" blocage mais pour agir cependant contre la loi, parce qu'il était trop convaincant, d'autres appellent les votants pour le déblocage "les trois-cent connards".

Alors après, je veux bien qu'ils se donnent un air gentillet, bien-pensant, avec une soi-disant démocratie qui leur assurerait une légimité protectrice, mais il ne faut pas pousser.

Et si on ne fera changer les choses que par le rapport de force, comme dizaines d'entre eux le déclament mélodramatiquement, eh bien il ne suffit pas de le dire, il faut le faire, et puis assumer, un peu. Pas que je veuille à tout prix les mépriser, mais quelque soit l'angle duquel je considère la chose, et peu importe combien j'en "discute" avec eux, je n'arrive pas à ne pas les trouver limités et surtout partis sur de mauvaises bases (ils ont un peu divisé toute la fac - je veux dire, plus que de nécessaire...) Mais si malgré tout vous-même pensez qu'ils méritent admiration et qu'il faudrait suivre ces gens-là (enfin il y a des raisons pour ça, mais bref...) je serais vraiment interessée de savoir en quoi, et ça n'est pas du tout ironique.

Shifted a dit…

Mmmh, désolée, je n'avais pas lu l'article précédent... Il m'éclaire un peu, mais si jamais je pouvais avoir une réponse quand même, ce serait bien, bien-bien.

Shifted a dit…

(... Et puis en fait vous pensez un peu pareil que moi sur les points évoqués plus haut, héhé.)

(Bon, j'arrête de mettre ma tonne de commentaires, disoulée.)

Anonyme a dit…

Black Sharne, on peut par exemple admettre que ce que tu dénigres comme n'étant pas de la démocratie (alors que quand même si... Il y a des tas d'AG un peu partout en France et des gens qui votent pour et des gens qui votent contre, et des majorités qui sont souvent serrées...) est un instrument du rapport de force évoqué par Sabotage.

A part ça, j'aime beaucoup cette argumentation lumineuse et donc éclairante qui consiste à dire que la démocratie et le mouvement social ne sont que deux expressions différentes d'un même outile politique : le rapport de force.

Anonyme a dit…

http://fra.anarchopedia.org/gr%C3%A8ve_g%C3%A9n%C3%A9rale

Shifted a dit…

Jordi> "Là où ça devient plus problématique, c'est lorsque certains grévistes se justifient bec et ongles en se prévalant d'une illusoire "légitimité". Combien d'AG ont commencé et commencent encore par des soporifiques "nous, Assemblée Générale étudiante légitime" et nous lestent de la lourdeur éléphantesque des peine-à-jouir antiblocage ? Pourquoi perdre notre temps en pirouettes sophistes pour justifier notre action a priori ? Car il est bien évident que nous ne convaincrons jamais les neuneus pour qui le "droit à l'enseignement" consiste à avaler la loi Pécresse sans se poser de questions." (article précédent)

Voilà ce que je pense, mais en mieux. (Surtout "illusoire légitimité".) Enfin, je pense que leur légitimité, ils ne la cherchent pas au bon endroit. (C'est à dire dans la validation par un vote 'démocratique' de leur droit à la lutte et leur droit à bloquer.) Ce pourquoi ils se battent en soi devraient peut-être légitimer un rapport de force et le fait de s'imposer. Bon, là c'est un peu nul, mais en gros c'est ça, j'ai du mal à définir mon opinion vis-à-vis de tout ça. Sur ce...

Anonyme a dit…

Mais d'ailleurs pourquoi dis-tu que les AG ne sont pas démocratiques ?
Il y a des votes, qui se jouent souvent à une courte majorité, et parfois les antibloqueurs gagnent...

Shifted a dit…

... Lorsqu'elles sont organisées 'dans le secret' un jour de grève des transports et que le vote est fait trois fois de suite avant d'être jugé bon (puisqu'enfin, à la troisième fois, le blocage était passé de peu.) j'appelle pas ça super démocratique, oui.

Mais bon, hier on a eu une grande assemblée, très bien organisée, qui a donné de très bons compromis (de mon point de vue, parce que beaucoup râlent, mais ça n'est pas étonnant) qui a eu pour résultat le blocage total les jours d'actions nationales.

... Et le président de la Sorbonne nous envoie aujourd'hui ses crs pour empêcher ce blocage d'avoir lieu, en appelant les professeurs a tous venir assurer leurs cours.

Je sais, cette remarque n'est pas très intéressante, mais je ne pensais pas qu'on pouvait agir de façon aussi stupide, et je pense que ça incite encore plus à la révolte.

Sur ce!